Chaque année, le 06 janvier, a lieu la fête des 'Rois Brouzés' qui fait partie de notre folklore Leuzois.
Tous les enfants de la ville sont invités à se costumer et à se présenter dans les maisons où ils recevront une pièce de monnaie après avoir chanté la chanson traditionnelle :
'C'est aujourd'hui les rois brouseus,
N'avons pu d'pain pou nous soupeu,
Pardieu pou l'amour, pou l'amour,
Pardieu pou l'amour de Dieu.
REFRAIN
Madame sivouplé, faites la charité
Au pauvre malheureux qui a les bras cassés
Celui qui donnera
Ei paradis ira
Celui qui n'don'ra pas
Ei enfer il ira, tout droit
M'pa a passeu pa l'queminée
Y' a eu ses deux oreill's brûlées
Pardieu pou l'amour, pou l'amour,
Pardieu pou l'amour de Dieu.
Y'avait des gamb' comme des fêtus
Marie-Mad'leine les a rompus
Pardieu pou l'amour, pou l'amour,
Pardieu pou l'amour de Dieu.'
LA LÉGENDE 'PATRIE' LE CHIFFONNIER DE LEUZE
Il y avait autrefois à Leuze, en Hainaut, un petit homme tout guilleret, agile ainsi qu'un roitelet. On l'appelait Patrie, et venait on ne sait d'où. Avec son vieux clairon en bandoulière et son petit chapeau rond, il s'en allait dans les rues de la ville, en poussant une brouette où brimballaient des peaux de lapins. Parfois il s'arrêtait et débitait un boniment de sa composition :
- 'Voilà la Patrie. La trompette va sonner, la tropette du jugement dernier. Ceux qui viendront iront en paradis manger du sucre avec une louche trouée. Ceux qui ne viendront pas iront se mucher avec le diable et buvront du genève pendant l'éternité. On peut dire que c'est quelque chose. Voilà Patrie. Apportez-chi vos loques et vos ochaux (1). Ecoutez, écoutez bien la tropette du saudart de Dieu.'
Puis il empoignait son instrument, se campait bien d'aplomb sur ses deux jambes torses et entonnait la sonnerie célèbre qui réveillait tous les échos de la ville.
La marmaille oiaillante accourait de partout, comme moineaux autour d'une croûte de pain et, tendant le pouce à hauteur de la bouche,traduisait : 'Tiens, voilà Patrie, voilà Patrie, trie, trie!'
Dans toutes les maisons on s'écriait : 'Tiens, voilà Patrie! Où a-t-on mis les loques?' Et l'employé courbé sur son pupitre répétait, en alignant ses chiffres : 'Tiens, voilà Patrie, voilà Patrie, trie, trie!' Et le ballotil (2), tout en faisant crisser le peigne de son métier, fredonnait : 'Tiens, voilà Patrie, voilà Patrie, trie, trie!'
C'était comme un rai de soleil qui traversait soudain ces vies obscures, puis se retirait, laissant le silence se refermer sur le vaste royaume des soucis. Cet appel s'érigeait en symbole et s'associait aux drames des existences. Par tous les temps on l'entendait, parfois comme un chant de victoire, parfois comme une plainte lointaine qu'éparpillait le vent. Il se mêlait aux voix puissantes rythmant le pouls de la cité : aux sons des cloches, aux rugissements des sirènes convoquant les bonnetiers, aux galopades des sabots sur les pavés. Et quand le leuzois exilé débarquait à la gare, il sentait son coeur battre à cet appel qui réveillait en lui les douces heures de son enfance. Le passage de Patrie, c'était une aubaine pour tout ce petit monde, dont le temps n'était pas mesuré. La commère, aux manches retroussées, délaissait sa lessive et accourait, son paquet de chiffons sous le bras. L'artisan déposait ses outils, bénissant cet intermède qui scindait la journée monotone. Tout en bourrant sa pipe, il arrivait grossir le cercle des badauds où le petit homme gesticulait. La partie était dure. Chacun versait son eau sur la roue du moulin où Patrie, ainsi qu'un écureuil, tournait, tournait, pour faire face à l'assaut des épigrammes. Par-dessus la palabre où l'on entendait marchandailler, les bons mots pétillaient comme vin de champagne, dans ce patois frondeur et croustillant, un peu 'châtâ' où la verve picarde traînaillait sur les syllabes gouailleuses. On accusait le petit chiffonnier de pressurer le pauvre peuple. Il protestait avec emphase, encouragé par les loustics qui, d'un air détaché, soufflaient sur le beau feu de la querelle. Accablé de brimades, il s'en allait, tout courroucé, avec son clairon bossué et les peaux dansant au fronton de sa brouette.
Et la même scène recommençait un peu plus loin, avec le même esprit et la même gaieté.
Pour humilier ces gens incrédules et narquois, Patrie racontait, chaque jour, qu'il s'appelait de Betencourt et descendait d'une famille illustre et blasonnée.
-'Et vos catiau (3), Patrie, quand d'allée l'apporteu su vo brouette?'
L'humble marquis de Betencourt bredouillait une histoire dans laquelle un de ses ancêtres, revenant d'Amérique, aurait péri dans un naufrage, avec sa fortune et tous ses titres de noblesse. Il ne désespérait point de les retrouver un jour. Mais ce jour-là, concluait-il avec dédain, vous n'aurez plus personne pour acheter vos loques.
A l'Epiphanie, qu'on nomme ici et à TOURNAI le 'lundi parjuré', Patrie se noircissait la figure et s'affublait d'un drap de lit. Il se coiffait d'un képi du 'champêtre des crètes' (4) et s'en allait chanter de porte en porte :
'C'est aujourd'hui les rois brouseus (5),
N'avons pu d'pain pou nous soupeu,
Y a passeu pa l'queminée
I a eu ses deux oreill's brûlées :
Pardieu pou l'amour, pou l'amour,
Pardieu pou l'amour de Dieu...'
Il entrait dans les cafés, dans les maisons cossues où il faisait le clown pour les enfants et pour tous ceux qui s'amusaient à ses dépens. On le payait en rasades et il s'en revenait avec sa défroque traînant dans les rigoles et un vieux seau remplaçant son képi.
Patrie avait, à tout cela, gagné des habitudes d'intempérance. Sa brouette, bien souvent, livrait à l'équilibre de biens singuliers combats où la distance de l'un à l'autre point n'était plus la ligne droite.
Il y avait en ce temps-là, à Leuze, une femme gigantesque et longue, longue comme une perche à 'fèves de Rome' (6). Elle chiquait comme un maçon, chaussait des bottines d'homme et portait une noire cendrinette (7) qui lui descendait jusqu'aux yeux. C'était Irma Bienheureux qu'on l'appelait.
Irma reprochait à Patrie son inconduite.
-'C'est du propre pour un noble comme vous!
- Irma, vous oubliez que je suis un marquis.
- Ouin, des marquis parels à vous, on é trouve tant qu'on veut au 'Tout-Quitte' pou enn' mastoque.'
Patrie prenait conscience de sa décrépitude.
Un jour il fut réduit à bazarder son clairon de gloire, précieux cadeau d'un pompier. Il dut se résigner à la moitié d'un trombone, puis à un cron (8) cor de chasse.
Puis un beau matin, il apparut sans instrument. Il était tout soucieux et bafouilla sans entrain son boniment. Il hésitait. Puis, timidement, il sortit de la poche de son gilet l'embouchure du cornet d'un ouvrier de la gare. D'un air confus il approcha de ses lèvres l'informe 'tutte' et en sortit un couic si grotesque qu'il déclencha le fou-rire de ses concitoyens.
De sa sonnerie brillante à ce hoquet criard, quelle déchéance!
Patrie sentit tout le ridicule qui l'atteignait. Son vieux prestige venait de s'effondrer. Il vécut encore quelques temps, presque oublié, traînant par les rues le vague fantôme de son passé.
Et, par un jour gris d'automne, les cloches se sont mises à sonner doucement. Pas très souvent, pas très longtemps.
Plus jamais on n'entendit l'appel joyeux qu'on répétait dans les maisons. Plus jamais on ne vit la vieille brouette où brimballaient des peaux de lapins.
(1) Ochaux : os.
(2) Ballotil : bonnetier.
(3) Catiau : château
(4) Champêtre des crètes : garde rural
(5) Rois brousseus : rois à la face barbouillée.
(6) Fèves de Rome : haricots.
(7) Cendrinette : bonnet.
(8) Cron : de travers, mal fichu.
EXTRAIT DE : 'CONTES ET LEGENDES DU PAYS D'ATH' - DURENDAL - FLORIMONT-BRUNEAU.